MYSTIQUE
Livre I X
Dans ce monde où rien n'est expliqué, on peut être sûr que ce qu'il y a de moins rare, c'est bien le mystère. Si pour être nés après lui, nous le trouvons naturel, il n'est que de recréer en nous l'instant de notre naissance pour donner à la fraîcheur l'arrière-plan d'ombre sur lequel elle est découpée. Rien n'amuse et n'égaie autant un homme que de voir un être enfoncé à son insu dans la situation à laquelle il est lui-même insensible. Sans s'apercevoir qu'il va être encorné, un homme rit de voir un de ses semblables poursuivis par un taureau.
Le mystère doit être touché d'une main très légère.
XI
J'ai vu des bourgeois exiger de leurs fils qu'ils leur ressemblent et manifester ainsi que de les mettre au monde était une action aussi importante que, pour leur vanité provinciale, d'aller chez le photographe.
XII
La nudité n'a pas de sexe, les larmes non plus, la transparence est l'âme de ce qui appartient à la vie sans passer par la différence des corps.
XIII
La vie a des millions d'aspects et des ressources inépuisables. La beauté des choses est forgée dans l'attention que nous lui portons et ce que j'écris même vaut davantage par son accent que par son contenu. Aussi faut-il distinguer avec soin de la beauté ce qui n'en est que le signe, comme dans une forme de marbre où notre regard se dépouille de tout ce qui voilerait sa nudité.
XIV
Le bonheur est passé très haut dans la brume, comme un oiseau dont on ne voit que l'ombre, et, dans les feuilles agitées, la fuite. Je venais de penser, en lisant le journal d'André Gide, que la partie apparente d'un sentiment ne tenait pas à la vie morale; et qu'elle en était à peine la faveur, avec ses larges fonds issus de l'état physique, quand, à peine averti que mon être spirituel était difficile à saisir et qu'il se tenait dans un monde où le temps s'écoule plus lentement, débarrassé soudain des soucis que la première heure venue peut résoudre, j'ai senti qu'à la même place, demain, je me tiendrais, la plume à la main, seul et sans contrainte à redouter; et cette paix infinie a aussitôt voilé les préoccupations les plus tenaces, comme si ce qui doit être le plus durable nous occupait avec le plus de ténacité et qu'il fût prêt à vivre à notre place. La tentation me venait d'emplir mon moi avec une passion capable de durer plus que lui.
XV
Je découvre mon oeuvre à l'âge où certains hommes considèrent qu'ils ont écrit la leur. Le succès de ce que j'ai publié anéantit mes doutes de provincial; une réputation que l'on m'a faite, d'auteur difficile dissipe mes préjugés d'écrivains. Il ne me reste qu'à prendre le ton d'un homme pour communiquer aux autres hommes le sens et la saveur de mon bonheur.
XVI
J'ai acquis quelques certitudes : l'homme n'est pas l'enfant de sa mère mais de sa vie : et il doit s'attacher à en déchiffrer le langage : faisant parler les faits; et les traduisant dans sa propre langue, ou bien, conservant à ses événements leur caractère admirable; et choisissant celui qui doit être, par le poète, dégagé de son humanité. Tout cela est plus ou moins esquissé dans mes livres, il n'y a plus qu'à en retirer la leçon.
JOE BOUSQUET