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Sédiments_Avant-Garde_© - Page 267

  • Paul Celan

    Psaume


    "Personne ne nous repétrira de terre et de limon,                
    personne* ne bénira notre poussière. 
    Personne.

    Loué* sois-tu, Personne.
    Pour l'amour de toi nous voulons                                 
    fleurir
    Contre
    toi.

    Un rien*
    nous étions, nous sommes, nous                         
    resterons, en fleur:
    la rose de rien, de
    personne.

    Avec
    le style clair d'âme,
    l'étamine désert-des-cieux,
    la couronne rouge                                                           
    du mot de pourpre* que nous chantions
    au-dessus, au-dessus de
    l'épine*."                                                                        

     

    Paul Celan

     

    *personne

    *loué

    *rien

    *pourpre

    *épine

  • Victor Segalen

    "Voici le lieu où ils se reconnurent, les amants amoureux de la flûte inégale ;

    Voici la table où ils se réjouirent l'époux habile et la fille enivrée ;

    Voici l'estrade où ils s'aimaient par les tons essentiels,

    Au travers du métal des cloches, de la peau dure des silex tintants,

    A travers les cheveux du luth, dans la rumeur des tambours, sur le dos du tigre de bois creux,

    Parmi l'enchantement des paons au cri clair, des grues à l'appel bref, du phénix au parler inouï.

    Voici le faîte du palais sonnant que Mou-Koung, le père, dressa pour eux comme un socle,

    Et voilà, - d'un envol plus suave que phénix, oiselles et paons, - voilà l'espace où ils ont pris essor.


    Qu'on me touche : toutes ces voix vivent dans ma pierre musicale."

    Victor Segalen, extrait de Stèles

  • Rainer maria Rilke

    Les roses


    I
    Si ta fraîcheur parfois nous étonne tant,
    Heureuse rose,
    C’est qu’en toi-même, en dedans,
    pétale contre pétale, tu te reposes,
    Ensemble tout éveillé, dont le milieu
    Dort, pendant qu’innombrables, se touchent
    Les tendresses de ce cœur silencieux
    Qui aboutissent à l’extrême bouche.


    II
    Je te vois rose livre entrebâillé
    Qui contient tant de pages
    De bonheur détaillé
    Qu’on ne lira jamais. Livre-mage,

    Qui s ‘ouvre au vent et qui peut-être lu
    Les yeux fermés…,
    Dont les papillons sortent confus
    D’avoir eu les mêmes idées.

     

    III
    Rose, toi, ô chose par excellence complète
    qui se contient infiniment
    et qui infiniment se répand, ô tête
    d’un corps par trop de douceur absent,

    rien ne te vaut, ô toi, suprême essence
    de ce flottant séjour ;
    de cet espace d’amour où à peine l’on avance
    ton parfum fait le tour.

     

    IV
    C’est pourtant nous qui t’avons proposé
    De remplir ton calice.
    Enchantée de cet artifice,
    ton abondance l’avait osé.
    Tu étais assez riche, pour devenir cent fois toi-même
    En une seule fleur ;
    C’est l’état de celui qui aime…
    Mais tu n’as pas pensé ailleurs.

     

    V
    Abandon entouré d’abandon,
    Tendresse touchant aux tendresses…
    C’est ton intérieur qui sans cesse
    Se caresse, dirait-on ;
    Se caresse en soi-même,
    Par son propre reflet éclairé.
    Ainsi tu inventes le thème
    Du Narcisse exaucé.

     

    VI
    Une rose seule, c’est toutes les roses
    Et celle-ci : irremplaçable,
    le parfait, le souple vocable
    encadré par le texte des choses.
    Comment jamais dire sans elle
    Ce que furent nos espérances,
    Et les tendres intermittences
    Dans la partance continuelle

     

    VII
    T’appuyant, fraîche claire
    Rose, contre mon œil fermé,
    on dirait mille paupières
    superposées
    contre la mienne chaude.
    Milles sommeils contre ma feinte
    Sous laquelle je rôde

    Dans l’odorant labyrinthe.


     
    VIII
    De ton rêve trop plein,
    Fleur en dedans nombreuse,
    mouillée comme une pleureuse,
    tu te penches sur le matin.
    Tes douces forces qui dorment,
    dans un désir incertain,
    développent ces tendres formes

    entre joues et seins


     IX
    Rose, toute ardente et pourtant claire,
    Que l’on devrait nommer reliquaire
    de Sainte-Rose…, rose qui distribue
    cette troublante odeur de sainte nue.
    Rose plus jamais tentée, déconcertante
    de son interne paix ; ultime amante,
    si loin d’Eve, de sa première alerte,_
    rose qui infiniment possède la perte.

     

    X

    Amie des heures où aucun être ne reste,

    où tout se refuse au coeur amer;

    consolatrice dont la présence atteste

    tant de caresses qui flottent dans l'air.

    Si l'on renonce à vivre, si l'on renie

    ce qui était et ce peut arriver,

    pense t-on jamais à l'insistante amie

    qui à côté de nous fait son oeuvre de fée?

     

     

    XI

    J'ai une telle conscience de ton

    être, rose complète,

    que mon consentement te confond

    avec mon coeur en fête.

    Je te respire comme si tu étais,

    rose, toute la vie,

    et je me sens l'ami parfait

    d'une telle amie.

     

     

    XII

    Contre qui, rose

    avez-vous adopté

    ces épines?

    Votre joie trop fine

    vous a t-elle forcée

    de devenir cette chose

    armée?

    Mais de qui vous protège

    cette arme exagérée?

    Combien d'ennemis vous ai-je enlevés

    qui ne la craignent point!

    Au contraire, d'été en automne,

    vous blessez les soins

    qu'on vous donne. 

     

     

    XIII

    Prefères-tu, rose, être l'ardente compagne

    de nos transports présents?

    Est-ce le souvenir qui davantage te gagne

    lorsqu'un bonheur se reprend?

    Tant de fois je t'ai vue, heureuse et sèche,

    _chaque pétale un linceul,_

    dans un coffret odorant, à côté d'une mèche,

    ou dans un livre aimé qu'on relira seul.

     

     

    XIV

    Eté : être pour quelques jours

    le contemporain des roses;

    respirer ce qui flotte autour

    de leurs âmes écloses.

    Faire de chacune qui se meurt

    une confidente,

    et survivre à cette soeur

    en d'autres roses absente.

     

     

    XV

    Seule, ô abondante fleur,

    tu crées ton propre espace;

    tu te mires dans une glace d'odeur.

    Ton parfum entoure comme d'autres pétales

    ton innombrable calice.

    Je te retiens, tu t'étales,

    prodigieuse actrice.

     

     

    XVI

    Ne parlons pas de toi.

    Tu es innefable

    selon ta nature.

    D'autres fleurs ornent la table

    que tu transfigures.

    On te met dans un simple vase,_

    voici que tout change:

    c'est peut-être la même phrase,

    mais chantée par un ange.

     

     

    XVII

    C'est toi qui prépares en toi

    plus que toi, ton ultime essence.

    Ce qui sort de toi, ce troublant émoi,

    c'est ta danse.

    Chaque pétale consent

    et fait dans le vent

    quelques pas odorants

    invisibles.

    O musique des yeux,

    toute entourée d'eux,

    tu deviens au milieu

    intangible.

     

     

    XVIII

    Tout ce que nous émeut, tu le partages.

    Mais ce qui t'arrive nous l'ignorons.

    Il faudrait être cent papillons

    pour lire toute tes pages.

    Il y en a d'entre vous qui sont comme des dictionnaires;

    ceux qui les cueillent

    ont envie de faire relier toutes ces feuilles.

    Moi, j'aime les roses épistolaires.

     

     

    XIX

    Est-ce en exemple que tu te proposes?

    Peut-on se remplir comme les roses,

    en multipliant sa subtile matière

    qu'on avait faite pour ne rien faire?

    Car ce n'est pas travailler que d'être

    une rose, dirait-on.

    Dieu, en regardant par la fenêtre,

    fait la maison.

     

     

    XX

    Dis moi, rose, d'où vient

    qu'en toi-même enclose,

    ta lente essence impose

    à cet espace en prose

    tous ces transports aériens?

    Combien de fois cet air

    prétend que les choses le trouent,

    ou avec une moue,

    il se montre amer.

    Tandis qu'autour de ta chair,

    rose, il fait la roue.

     

     

    XXI

    Cela ne te donne t-il pas le vertige

    de tourner autour de toi sur ta tige

    pour terminer, rose ronde?

    Mais quand ton propre élan t'inonde,

    tu t'ignores dans ton bouton.

    C'est un monde qui tourne en rond

    pour que son calme centre ose

    le long repos de la ronde rose.

     

     

    XXII

    Vous encor, vous sortez

    de la terre des morts,

    roses, vous qui portez

    vers un jour tout en or

    ce bonheur convaincu.

    L'autorisent-ils, eux

    dont le crâne creux

    n'en a jamais tant su?

     

     

    XXIII

    Rose, venue trés tard, que les nuits amères arrêtent

    par leur trop sidéral clarté,

    rose devines-tu les faciles délices complètes

    de tes soeurs d'été?

    Pendant des jours et des jours je te vois qui hésites

    dans ta gaine serrée trop fort.

    Rose qui, en naissant, à rebours imites

    les lenteurs de la mort.

    Ton innombrable état te fait-il connaître

    dans un mélange où tout se confond,

    cet innefable accord du néant et de l'être que nous ignorons?

     

     

    XXIV

    Rose, eut-il fallut te laisser dehors,

    chère exquise?

    Que fait une rose là où le sort

    sur nous s'épuise?

    Point de retour. Te voici

    qui partages

    avec nous, éperdue, cette vie, cette vie

    qui n'est pas de ton âge.

     

     

     

     

     

    extrait de Poèmes français. "Les roses". Rainer maria Rilke

     

     

     

     

  • Paul Celan

    « tu sais, ce qui s’est inscrit dans ton œil
    approfondit pour nous la profondeur ».