"Oui je sais... tout ce que nous taisons, tout ce qu'à chaque frontière, à chaque transition nous ingurgitons pour continuer à modeler de nos souffles le silence. Je sais.
Pourtant je continue à écrire, malgré les gorges coupées, les assassinats, les pendaisons, les crimes qui parcourent de leurs souffles courts notre monde d'infâmie. A toutes les transitions, je te dis : j'ai choisit le silence. Le silence est sacré, impressionnant, même s'il semble parfois inhumain. Le silence marbré de hurlements sanglants, de folie et de désespoir. Il nous protège d'une certaine manière. Peut-être n'y at-il pas de mots...Parfois j'aimerais que cessent les discours convenus, les mots empruntés.
Quand le silence règne nous retrouvons nos jeux, nos sourires d'enfants, nos regards émerveillés et nos larmes. Une sorte de Printemps.
Te souviens-tu comment est le Printemps chaque année? Te souviens-tu des jeunes pousses, leur couleur, les premiers rayons de lumière chaude? L'orangé dans l'air où les premiers insectes viennent jouer à vivre quelques instants pour une vie? Nous partagerons ce silence bientôt et je te montrerai tout ce qui autour de moi continue de me donner espoir."
Il finit de parler. Sa voix est sèche, son regard embué. Elle n'avait pas dit un mot pendant cette longue diatribe, pensant que certains instants devraient être l'espace d'une seule parole.
Elle le savait fatigué. Sa voix dans l'écouteur avait pris une tonalité dramatique. Comme souvent il en rajoutait, comme souvent il jouait avec les limites de sa raison parce que... lui disait-il parfois, la raison est un néon de bar à pute, elle éclaire autant qu'elle obscurcit, autorisant les ombres à se déployer, les hommes à devenir fou... Elle, je crois, écoutait avec une sorte de dévotion ce langage de poète en colère, qui oscillait entre un lyrisme de névrosé et le désespoir profond de celui qui se sent incompris.
Il y avait peu à ajouter. Elle sentait l'importance du propos mais ne comprenait pas tout aussi exactement qu'elle l'aurait souhaité. Il restait des zones d'ombre. Pourtant elle sentait que le seul fait de l'écouter la délivrait de cette sorte d'ignorance mêlée de culpabilité de n'avoir pas toutes les années d'expériences qui lui aurait permis de saisir l'exacte portée de ces mots.
On ne vit que sa propre vie se dit-elle. Et c'était bien là ce qui la dérangeait...Pour cette raison elle avait développé un sens inhabituel pour son âge : le sens de l'écoute. Elle écoutait les autres, les interrogeait, en profitait pour approfondir les questions qu'elle se posait, n'hésitait jamais à revenir sur un point qu'elle n'aurait pas compris.
Il était fascinant d'écouter les autres, fascinant d'entendre ces récits de temps aujourd'hui disparus. La mémoire des autres, ce qu'elle nous transmet et comment elle le fait. Par quels étranges circuits "l'autrefois" reprend vie dans le présent de ceux qui racontent et dans l'imaginaire de ceux qui écoutent.
Sa promesse était de celle qui pouvait l'intéresser : partager le silence. Etre bien ensemble quand on ne parle plus, quand les mots s'apaisent enfin pour se gonfler d'autres présences... Ceux que l'on vient juste d'évoquer et dont la silhouette tarde à s'évanouir...
Dans le combiné le silence s'était fait.
Qu'aurait-elle eu à répondre? Que bien sûr son envie d'écrire n'avait jamais disparu, qu'elle ignorait pour quels motifs elle devait écrire si elle voulait vivre et que jamais l'un ne se séparait de l'autre. Comment dire que parfois l'abjection lui prenait la gorge et que des larmes coulaient malgré elle, qu'il lui était vraiment difficile d'évoquer ces tortures de l'âme où le monde en fournaise la plongeait. Des abîmes d'incompréhension, des sentiments de dégoût, des envies de se cloîtrer pour de bon, loin de tout, à l'abri.
La vie des nonnes lui semblait parfois si douce. Elles, au moins elles prient se disait-elle en dernier recours. La prière comme secours, la prière dans un monde qui ne croit pas, dans un monde qui produit et n'entend rien de l' au- delà. Même ce mot lui paraissait désuet : l'au-delà! Piètre consolation.
Le silence durait. Il n'a pas cessé depuis.
Le silence, l'entends-elle encore lui dire est sacré, impressionnant, même s'il semble parfois inhumain. Il a une raison d'être supérieure à celle de la parole. Il protège des mots faciles, de la légéreté, de l'inconséquence, il protège la vie intérieure...